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Sea France : des années de "gratte" mafieuse

Détournement de fonds, de cigarettes, d’alcools, de parfums : ces pratiques auraient permis à certains marins de multiplier leur salaire par dix. Aujourd’hui, l’omerta vole en éclats…

 

Paru dans le JDD 

Un des navires de SeaFrance. (Reuters) 

Ces derniers jours, Calais ressemble davantage à Palerme qu’à la ville tranquille de la Côte d’Opale. Alors que la société de ferries SeaFrance se rapproche de la liquidation judiciaire, les langues se délient et évoquent des pratiques illégales instaurées depuis toujours. "L’omerta est en train de voler en éclats", résume un des dirigeants du port. Pointant les bateaux SeaFrance à quai, il n’hésite pas à décrire l’existence d’un "système mafieux très sophistiqué". Si Didier Cappelle et Éric Vercourtre, deux piliers CFDT du comité d’entreprise de SeaFrance, sont considérés comme les cerveaux, ils n’étaient pas seuls. 

 

En 2009, un audit avait révélé des « manques dans les ventes » pour environ 3 millions d’euros par an. "C’était un sujet structurel, sur plusieurs années, qui concernait les cigarettes, l’alcool et les parfums", souligne Lionel Gotlib, commissaire aux comptes chez Mazars. Après une plainte de la direction, le parquet de Lille a ouvert une enquête pour "vol en bande organisée" dont l’issue ne devrait pas tarder. Sur les docks de Calais, personne n’est surpris de ces révélations. Sauf les salariés… CFDT. "C’est ignoble, c’est une campagne de calomnie", dénonce Didier Cappelle, secrétaire général maritime Nord. 

Jusqu'à 20.000 euros par mois en plus

La "gratte", comme l’appellent les marins, s’opérait depuis toujours. Dans les années 1990, des personnels de bord étaient de mèche avec des runners, des Anglais qui multipliaient les traversées entre Douvres et Calais pour acheter des produits à l’époque détaxés et les revendre au noir en Angleterre. Pour les cartouches de cigarettes, par exemple, limitées à deux par passager, les marins autorisaient les runners à passer plusieurs fois à la caisse en échange d’un "pourboire" de 2 livres par cartouche. 

Ces ventes étaient tolérées lorsque les duty free existaient encore. Avec leur disparition en 1999, ces pratiques se sont institutionnalisées. Pire, elles ont pris de l’ampleur depuis l’arrivée à la présidence de SeaFrance d’Eudes Riblier, placé par l’ancien président de la SNCF, Louis Gallois, aujourd’hui à la tête d’EADS. Contactés, ni l’un ni l’autre n’ont souhaité répondre à nos questions. Peu à peu, les postes où l’argent circulent deviennent stratégiques. "Les serveurs, les personnels de boutiques et des restaurants étaient protégés par la CFDT", explique Daniel Cholley qui a été le médiateur de SeaFrance lors du plan social en 2010. La technique consistait à ne pas enregistrer en caisse la vente d’un produit et à récupérer l’argent.

Installé à la cafétéria du terminal qui surplombe le port, un salarié à terre n’hésite pas à dénoncer ces marins qui "travaillaient à leur compte" et pouvaient toucher jusqu’à 20.000 euros par mois quand ils gagnaient 2.000 euros de salaire. À l’époque, la valeur élevée de la livre provoquait un afflux d’Anglais pour acheter les produits en euros. À la descente des bateaux, "les bureaux de change étaient pris d’assaut par les marins pour changer leurs livres", décrit Roger Lopez, ancien salarié CGT. Certains payaient leurs courses en monnaie britannique dans les magasins de Calais qui accueillaient les touristes venus d’Angleterre. D’autres se rendaient en Belgique pour acheter des grosses voitures en cash. Sur les quais du port de Calais, nombre de salariés s’étonnent de voir le secrétaire du comité d’entreprise de SeaFrance, Éric Vercoutre, rouler en Audi Q7, un 4x4 à 60.000 euros.

"Le silence ne régnait pas par hasard"

Le trafic de marchandises était aussi très organisé. Sous couvert d’anonymat, plusieurs marins racontent qu’ils voyaient des "palettes entières de cartouches de cigarettes détournées". Une partie servait à la consommation personnelle des marins indélicats ou était revendue à leurs proches. Le gros des stocks était écoulé dans quelques bars connus de Calais, appartenant aux amis. Ceux qui avaient droit de "croquer" achetaient leurs cigarettes pas cher. Sinon, elles étaient revendues aux clients sans qu’ils s’en aperçoivent.

Ce système aurait profité à un grand nombre. Les marins CFDT formaient un noyau dur d’une cinquantaine de personnes. Ils partageaient leurs gains avec d’autres salariés de l’entreprise, même non syndiqués. "Le silence ne régnait pas par hasard. Les gens étaient mouillés à tous les niveaux jusqu’à la direction. Des fournisseurs de marchandises étaient aussi dans le coup. Certains bénéficiaient de cadeaux. La police et les douanes étaient au courant de tout ça", explique un ancien directeur de SeaFrance en fonction pendant plus de dix ans. Devant le grand déballage auquel se livrent les salariés, il souligne que "les responsabilités sont partagées et que même les gens qui se désolidarisent ont profité du système". Ironie de l’histoire, à l’époque, le syndicat majoritaire chez SeaFrance était la CGT, qui dénonce aujourd’hui les détournements.

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Matthieu Pechberty - Le Journal du Dimanche

samedi 07 janvier 2012


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